Qui va garder les enfants ?
Par Société des agrégés, le 28 novembre 2015
À peine les « Regards sur l’éducation 2015 » sont-ils publiés par l’OCDE que le temps passé par les élèves français à l’école est dans la ligne de mire. C’est un bon exemple de l’usage hâtif des statistiques. Il éclaire les contradictions idéologiques à l’œuvre dans l’interprétation de données dont l’OCDE rappelle qu’elles sont à manipuler avec prudence, il méconnaît les spécificités de l’apprentissage du français et ignore des valeurs dont nous avons tout lieu de nous féliciter. Au détriment de la réflexion nécessaire pour poursuivre les objectifs sociaux et humanistes de la France.
Une lecture hâtive des données
De façon fort curieuse, l’un des seuls éléments qui aient frappé les médias – sur plus de 600 pages de rapport ! – est le nombre d’heures passés par les élèves français en classe. Et chacun de se répandre, comme chaque année, en lamentations sur l’inefficacité de l’école française, qui fatigue nos enfants sans les instruire correctement. Et de déplorer les 37 % du temps d’enseignement que l’école primaire française est la seule à consacrer à la lecture, à l’expression écrite et à la littérature.
Pourtant, le rapport de l’OCDE lui-même souligne que le temps d’instruction ne se confond pas avec la totalité du temps consacré à l’instruction, mais qu’il correspond au temps passé en classe. Il y a donc des États dans lesquels le temps passé en classe est bref parce qu’il est complété par un système très organisé de cours extra-scolaires. Toute comparaison est alors caduque. Comment pourrait-on ainsi comparer la Corée à la France ?
Ensuite, la France figure parmi les quatre pays à n’avoir aucune partie flexible du programme obligatoire, ce qui signifie que tout ce qui est fait est répertorié dans le tableau de manière extrêmement précise quand la partie flexible (correspondant, dans certains cas, à la totalité du temps d’instruction) n’est pas détaillée. Doit-on déduire du tableau que ni l’Italie, ni l’Angleterre, ni les Pays-Bas, ni la Belgique francophone ne font étudier leur langue ? Absolument pas, puisque, dans ces pays, la partie flexible du programme (non détaillée) est la plus importante.
La méconnaissance des difficultés propres à la langue française
Les difficultés respectives des langues maternelles ne peuvent, bien évidemment, être prises en compte dans ce classement. Or, les travaux de Stanislas Dehaene le montrent bien, le français est une des langues les plus difficiles à apprendre, à écrire et à lire. Elle cumule en effet des difficultés de prononciation – comment expliquer à l’enfant que « -ent » dans « client », « il tient » et « ils relient » ne se prononce absolument pas de la même façon ? – et des difficultés syntaxiques et grammaticales. Lire et écrire le français exige une analyse grammaticale aboutie et une connaissance très étendue de l’étymologie. L’apprentissage, pour être durable, ne peut être que long et raisonné.
L’ignorance du rôle social de l’école française et de l’importance du travail des femmes
La critique sur la lourdeur des emplois du temps des enfants est aussi ancienne que la critique sur la longueur des vacances scolaires. Il est assez curieux de voir qu’en cette matière, l’on n’arrive jamais à la considération du système dans sa totalité, alignant les critiques ponctuelles sans jamais aboutir aux contradictions qu’elles impliquent.
Considérer que les enfants passent trop de temps en classe, c’est ignorer que l’école fournit un accueil de qualité aux enfants dont les mères travaillent. La France a fait le choix de la scolarisation précoce, elle a fait le choix d’une journée d’école certes chargée, mais compatible avec les emplois des mères. Et les femmes françaises sont donc fort logiquement nombreuses à continuer à travailler, même après avoir eu plusieurs enfants.
Sauf à considérer que l’éducation des femmes – par ailleurs promue par l’OCDE – ne doit déboucher que sur une émancipation factice cantonnée au temps de leur scolarité, il apparaît logique de se soucier de préserver une organisation qui, comme celle de l’école française, permet l’émancipation durable des femmes par le travail.
Quel choix de société et d’école pour la France de demain ?
Dans les pays où les enfants passent le moins de temps à l’école, il y a trois possibilités : une offre extra-scolaire extrêmement fournie avec une charge importante dévolue aux organismes autres que l’école – ce choix demande un investissement financier important pour les parents et engendre des inégalités entre les enfants ; des journées courtes dont l’organisation de l’après-midi revient aux mères – ce choix demande le sacrifice des carrières des mères et entraîne, on le voit en Allemagne, un déficit de natalité important ; une organisation générale du travail laissant le temps à tous les adultes de s’occuper de leur famille – cette possibilité relève d’un modèle de société faisant toute sa place à l’égalité homme-femme et à la vie familiale par rapport à la vie professionnelle.
La France n’a choisi aucun de ces systèmes, refusant de poser la question en des termes aussi nets. Si bien qu’au moment de la réforme des rythmes scolaires, elle a échoué. Diminuer efficacement les journées des élèves sans peser davantage sur l’activité des mères tout en garantissant des activités périscolaires de qualité était un beau défi. Mais il réclamait beaucoup de moyens puisque l’État devait alors assurer ce qui, dans tous les autres systèmes, relève toujours, d’une manière ou d’une autre, des parents. Il a donc reporté sur les collectivités locales la charge importante née de la réorganisation des horaires si bien que dans certaines communes ou certains établissements, on a renoncé ou on renoncera bientôt à l’organisation de ces activités, risquant de sacrifier le travail des femmes.
Cet échec devrait inciter à cesser de raisonner superficiellement en matière scolaire. Se contenter d’aligner les chiffres du temps de présence en classe sans songer ni à l’organisation de la société tout entière ni aux objectifs sociaux et humanistes que doit porter la France, ni aux moyens de les financer, c’est agiter du vent.
Publié sur theconversation.com le 27 novembre 2015