Roland Barthes – René Pommier

Le 19 décembre 2017

Roland Barthes – René Pommier

Pourquoi René Pommier récidive-t-il dans sa dénonciation des égarements de Roland Barthes, alors qu’il a déjà consacré d’autres publications à ce combat ? La réponse apparaît clairement à la lecture de son nouvel ouvrage. Trente-sept ans après sa mort on lit encore ici et là des dithyrambes présentant Barthes comme un des plus grands écrivains français de tous les temps. Le moins qu’on puisse dire est que cette opinion mérite une mise en question, ce à quoi s’emploie René Pommier avec sa verve habituelle. Si certains lecteurs trouvent son pamphlet trop violent il faut leur rappeler que quand Barthes et les Trissotin de la rive gauche ont dénoncé Raymond Picard comme voulant instaurer une police de la pensée, ils ont commis un énorme mensonge. Picard s’exprimait en son nom et au nom de la liberté de parole, en tant qu’individu, n’étant soutenu par aucune institution dotée d’un pouvoir quelconque, contrairement au futur professeur au Collège de France qu’était son adversaire. En plus ses idées sur Racine étaient plus modernes que celles de Barthes.

S’il y a aujourd’hui une police de la pensée elle vient, telle quelle, d’une coterie bien connue. Il est temps qu’une voix s’élève contre ce conformisme à la fois intolérant, arrogant, sournois et soupçonneux. Certains journalistes spécialisés dans la critique littéraire continuent de louer Roland Barthes pour avoir secoué les vieilles traditions et instauré des méthodes lumineuses permettant enfin de tirer des textes leur substantifique moelle. Or les chroniqueurs en question, dignes successeurs de Sainte-Beuve, se gardent dans leur rubrique d’utiliser les méthodes en question, à supposer qu’elles existent, ce dont on peut douter devant les preuves nombreuses et accablantes d’incohérence et de contradictions que présente René Pommier. Roland Barthes passe pour être un des représentants les plus solides de l’école structuraliste, alors qu’il n’y a rien de plus destructuré que ses discours. En fait René Pommier n’a pas besoin de lancer des attaques contre Roland Barthes, il suffit de le citer abondamment, sans jamais recourir à la pratique frauduleuse qui consiste à tirer des expressions hors de leur contexte. Le lecteur peut juger sur pièces. On est effaré par l’extravagance pontifiante des affirmations de l’auteur du Sur Racine, par le désordre chaotique et cahoteux de sa pensée, car il ne cesse non seulement de sautiller d’une idée à une autre, mais il se contredit sans arrêt. Il ne fait que conduire le lecteur dans des impasses ténébreuses, et le laisse s’en extirper tout seul. Entre autres élucubrations, il fait partie des courageux iconoclastes qui ont proclamé la mort de l’auteur, lui-même s’excluant cependant des victimes de l’extermination, de même que le marquis de Sade, qui exerce sur lui une fascination dévorante. Incidemment, pour les journalistes mentionnés plus haut, il n’y a rien de plus vivant qu’un auteur, d’autant plus que la plupart des romans qu’on publie aujourd’hui sont des autobiographies plus ou moins déguisées.

Ayant découvert, grâce à son intuition fulgurante, que la littérature est constituée de langage, Barthes en a déduit que c’est le langage tout seul qui crée les œuvres littéraires, ou plutôt qui les recrée, car le phénomène de l’intertextualité envahit tout, de sorte que tout texte, sauf les siens, ne fait que reproduire ce qui a déjà été écrit. Les auteurs sont tous morts, sauf lui, le langage n’a pas besoin d’auteur pour produire de la littérature, puisque virtuellement toute la littérature du monde est déjà contenue dans le langage. Les admirateurs de Barthes croient-ils à de telles énormités ? Ils ne se posent peut-être la question de savoir si c’est vrai ou non. D’ailleurs, qu’est-ce que la vérité ? comme disait Ponce Pilate.

Deux précédents ouvrages de René Pommier portait sur les écrits de René Girard, et il existe une ressemblance entre Barthes et Girard. Les admirateurs de ce dernier ne se sont jamais semble-t-il posé la question de savoir si la théorie du désir mimétique correspond à ce qu’eux-mêmes ont ressenti dans leur vie. Question oiseuse. Tout ce qu’on demande aux auteurs, y compris et surtout à ceux qui se posent en philosophes, ce sont des contes de fées d’un nouveau genre, des fables dont personne n’avait eu l’idée avant eux. Ce qu’attend une partie du public, notamment les faiseurs d’opinions qu’on peut désigner sous la forme d’un oxymore, à savoir les dilettantes professionnels et autres commensaux de Madame Verdurin, c’est d’être étonnés, épatés, comme naguère Diaghilev par Cocteau. Plus on s’éloigne du sens commun, plus on se rapproche du miracle. Lire Barthes, c’est assister à la transformation de l’eau en vin, en refusant d’écouter les metteurs en garde qui révèlent qu’il s’agit plutôt de la transformation du vin en vinaigre, et que les illuminations ne sont parfois que des installations factices et éphémères.

René Pommier ne se contente pas de mettre en action sa lucidité critique, sous une forme à la fois rabelaisienne, astringente, et impitoyable. Son ouvrage ne vise pas seulement à détruire une imposture, mais aussi à reconstruire une certaine idée de la littérature et de l’enseignement auquel elle donne lieu – faut-il dire donnait lieu, au passé, cet enseignement ayant subi de toutes parts des attaques relevant d’un vandalisme auquel Barthes et sa chapelle ne sont pas complètement étrangers – et à conseiller dans cette discipline des directions de travail qui n’ont rien de passéiste, car il n’est pas tendre non pour certaines dérives issues de l’érudition quand celle-ci n’a pas d’autre finalité qu’elle-même. Elles reposent sur le bon sens, l’expérience, la connaissance scrupuleuse des textes, l’énoncé et l’examen des problèmes qu’ils posent, et pour couronner le tout l’intérêt qu’ils présentent et qu’aucune autre production de l’esprit ne contient. C’est ce qu’un professeur digne de ce nom communique à ses élèves. Il va de soi que la lecture de cet ouvrage est recommandée à tous les agrégés et à leurs amis, y compris à ceux qui enseignent les disciplines scientifiques, car l’auteur, en plus de son humour et de sa sensibilité littéraire, pratique une méthode aussi rigoureuse que celles qui nous font découvrir les secrets de la nature.

Par Henri Suhamy

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René Pommier, Roland Barthes Grotesque de notre temps, Grotesque de tous les temps, Paris, Éditions Kimé, 2017, 240 pages