L’école question philosophique – Denis Kambouchner
Par Société des agrégés, le 22 février 2013
Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie moderne à Paris I, qui poursuit sa réflexion dans L’École, question philosophique, ouvrage publié tout récemment aux éditions Fayard, s’est aussi longuement interrogé sur le rôle des technologies numériques à l’école.
À titre personnel, quel intérêt trouvez-vous, dans vos activités quotidiennes de recherche et d’écriture, aux nouvelles technologies ? Ces nouveaux usages ont-ils pu modifier votre façon de chercher, d’écrire ?
Comme tous ceux qui utilisent un ordinateur depuis les années 1980, j’ai pu distinguer dans son usage trois grands apports successifs : le traitement de texte, le courrier électronique, la connexion internet permanente. Le traitement de texte a sans doute contribué à changer ma façon d’écrire dans le sens que de toute manière je recherchais : celui d’une plus grande économie et nervosité ; il n’a rien changé pour moi au degré de soin requis. Le courrier électronique agit sans doute dans le même sens. Le plus grand changement vient à l’évidence de la connexion permanente, avec l’accès à d’innombrables sources informatives et textuelles. À cet égard, internet n’offre pas seulement un instrument de vérification instantanée et (presque) universelle : pour chaque ouvrage ou contribution à rédiger, il étend le domaine des références utilisables bien au-delà de ce qui aurait été praticable auparavant. Je m’en émerveille comme chacun. Cependant, le cœur du travail (mon travail de philosophe, d’historien de la philosophie, d’enseignant) est absolument inchangé.
On évoque beaucoup, à l’appui des discussions sur les nouvelles technologies, les changements fondamentaux apportés par l’invention de l’écriture; très souvent, Platon est cité. Pensez-vous que l’apparition des technologies numériques soit comparable à cette grande révolution ?
Il y a toujours un sens à comparer, et c’est même une nécessité, mais la prudence est aussi indispensable. Aucune révolution technologique n’est strictement comparable à une autre, si cela doit vouloir dire : analogue dans ses manifestations et dans ses dimensions. En l’espèce, si l’on considère l’immensité, la gradualité, et aussi la difficulté d’une appréciation rigoureuse des transformations anthropologiques, sociales et politiques liées à l’invention et à l’usage de l’écriture, on ne conclura pas seulement que le moment d’une comparaison pertinente n’est pas encore venu : l’usage de l’écriture a constitué une mutation sans équivalent dans la suite, et les révolutions suivantes lui sont moins comparables qu’elles ne lui sont internes et subséquentes. S’agissant de la révolution numérique, qui est en un sens une révolution de l’écriture, la comparaison est sans doute plus praticable avec l’invention et la diffusion de l’imprimerie. Nous voyons bien que nos modes de lecture, nos capacités d’attention, notre réceptivité même, et donc ce que nous appelons notre culture, langage inclus, sont en train d’être modifiés par ce qui n’est pas seulement un outil, mais tout un nouvel environnement. Sous ce rapport, les changements dont on peut prendre note sont encore bien plus rapides et plus spectaculaires que ceux qu’a apportés la diffusion de l’imprimé. Mais la difficulté d’une appréciation exacte demeure. Je ne crois pas du tout qu’on puisse dire, avec Michel Serres dans Petite Poucette, que toute notre mémoire est maintenant externalisée et que nous sommes tous comme saint Denis, portant notre tête dans nos mains. C’est là un curieux évangile à base de fantasmagorie. D’une manière générale, on se presse toujours trop de dire de ceci ou de cela : « c’est fini, maintenant nous sommes dans une autre sphère ». Ce n’est jamais vrai. On sous-estime toujours la persistance des anciennes formes ; le nouveau s’ajoute à l’ancien, le complique, l’attaque, mais ne l’anéantit pas. Et surtout, la question du bon usage ou du bon régime est toujours posée.
Croyez-vous que l’arrivée massive des nouvelles technologies dans nos écoles rende caduque l’opposition entre « pédagogues » et « républicains » qui a longtemps structuré les débats en matière d’éducation ?
La question est à plusieurs étages. Si l’on veut bien prendre un peu de recul, l’opposition entre « pédagogues » et « républicains » a structuré les débats sur l’éducation, en France, du début des années 1980 au milieu des années 2000. Elle a aujourd’hui perdu en vigueur, pour des raisons qui tiennent moins à l’introduction, encore timide, du numérique dans nos écoles, qu’à un désenchantement généralisé, aux effets déstructurants des politiques néo-libérales, et aussi à l’usure de discours qui finissent par tourner à vide, et qui d’ailleurs ont été peu à peu privés des supports médiatiques dont ils avaient bénéficié durant des années. Je ne suis pas en train de dire que l’opposition dont il s’agit a perdu toute réalité et toute pertinence. D’une part, elle a gardé sa base sociologique (organisée de manière complexe autour des concours, des divisions catégorielles du corps enseignant et des sensibilités politiques et confessionnelles) ; d’autre part, on observe bien un clivage persistant entre l’approche de l’enseignement en termes de transmission des savoirs et son approche en termes d’accompagnement des élèves. Il ne s’agit pas non plus de renvoyer les deux camps dos à dos. Mais cette opposition, dans ses versions les plus simplificatrices, est de toute manière fatiguée, en partie du fait de facteurs intrinsèques, en partie du fait que les enseignants, de quelque bord qu’ils soient, ont maintenant le sentiment de n’avoir plus de prise sur l’évolution du système. Quant aux nouvelles technologies, il est clair que leur utilisation croissante va de pair avec une hégémonie croissante du discours du tout-compétences, qui représente un asservissement généralisé des pratiques d’enseignement, que nous devons absolument combattre. Mais en même temps, l’irruption du numérique nous oblige à nous reposer de manière large la question de la nature, des formes et de l’efficacité de notre action pédagogique. En ce sens, c’est une occasion de renouveler, au-delà de formes désormais calcifiées, les termes mêmes de la discussion sur l’éducation scolaire. C’est ce à quoi, dans l’École, question philosophique, j’essaie pour ma part d’appeler et de travailler.
Merci à Denis Kambouchner, philosophie 1976