Shakespeare – Henri Suhamy
Le 20 avril 2019
En dehors de nombreux articles dont on ne peut rendre compte ici, notre éminent collègue Henri Suhamy a également consacré plusieurs livres à l’œuvre de Shakespeare, soit à titre personnel, soit comme directeur d’ouvrages collectifs. Chaque pièce, chaque comédie du barde anglais ont ainsi bénéficié d’études profondes de sa part dont on trouvera la liste complète à la fin de cette dernière publication (pp. 437-438).
Le titre de Shakespeare, dans sa brièveté, est évocateur de tout un monde. Baudelaire parle de « phares », en mentionnant les peintres dont il se sentait l’héritier (Les Fleurs du Mal, VI). Le mot s’appliquerait tout autant à Shakespeare dans le domaine littéraire. En effet, il fut un phare qui a guidé des générations d’écrivains et de poètes. Son œuvre tout entière est bel et bien un chef-d’œuvre car elle présente une perfection que l’on trouve rarement chez d’autres auteurs. Ce chef-d’œuvre « forme un tout, harmonisant unité et diversité » (p. 388).
Henri Suhamy, après une introduction, consacre neuf chapitres et une conclusion à Shakespeare. Dans un appendice, il traduit « deux poèmes de Ben Jonson publiés dans Le Folio, édition du théâtre complet de Shakespeare réalisée en 1623 ». À la suite de ces éloges se trouvent une bibliographie sélective, un index nominum, un index rerum, la liste des ouvrages de notre universitaire et la table des matières. Un portefeuille artistique figure entre la page 236 et la page 237. On y trouve notamment deux portraits supposés de Shakespeare, un portrait d’Élisabeth Ire, et des gravures de différentes scènes tirées de Henri VI, première et deuxième partie, Roméo et Juliette, le Marchand de Venise, Comme il vous plaira, Hamlet, Macbeth et Coriolan.
Dans le chapitre I qu’il est bon de relier au chapitre IX (« Shakespeare a-t-il existé ? Ou le grand mythe qui se veut démythifiant »), Henri Suhamy montre bien que, malgré le peu de documents dont nous disposons, Shakespeare a réellement vécu sous les règnes d’Élisabeth Ire et de Jacques VI d’Écosse devenu Jacques Ier d’Angleterre. Marié, père de deux filles (Susanna et Judith), il fut, d’un côté, acteur, poète, auteur dramatique, et, d’un autre côté, un homme d’affaires avisé. Sa suprématie fut reconnue de son vivant contrairement à ce que prétendent des légendes qui ont la vie dure. Ce sont là les raisons pour lesquelles Henry Suhamy voue aux gémonies ceux qui s’ingénient à attribuer l’œuvre de Shakespeare à d’autres auteurs (chapitre IX). C’est avec alacrité et délectation qu’il démolit les thèses des antistratfordiens dont certaines avaient fait l’objet de l’ouvrage de Georges Connes dans le premier quart du XXe siècle (Le Mystère shakespearien, Boivin & Cie, Éditeurs, 1926, 264 pp.).
Henri Suhamy se veut historien dans les chapitres II (« L’Angleterre du temps de Shakespeare »] et III (« Le théâtre élisabéthain et jacobéen »). Il replace Shakespeare dans son temps et attire notre attention sur le foisonnement des pièces de théâtre « composées et représentées en Angleterre entre les années quatre-vingt du XVIe siècle et l’année 1642 » (p. 93).
Le chapitre IV est de loin le plus nourri et le plus passionnant, car Henri Suhamy s’attache à étudier, sous une forme synthétique parfaitement maîtrisée, toutes les œuvres de Shakespeare sur le plan tout à la fois linguistique, stylistique, poétique, psychologique, philosophique et littéraire. Il n’emprunte pas les sentiers battus, s’en écarte souvent et fait preuve de grande originalité. Si l’on prend, par exemple, Hamlet, dont les gloses se renouvellent année après année, on suivra avec grand intérêt les pistes indiquées par Henri Suhamy. Ce dernier rejette, en l’occurrence, l’optique psychanalytique chère à Lacan. Pour lui, il importe de « saisir la pièce dans son ensemble en tant que construction littéraire » (p. 213). On y discernera trois mondes : celui de l’au-delà, dès lors que Shakespeare a opté pour une vision dantesque de la vie et de la mort, celui de la réalité terrestre et sociale et le monde intérieur du personnage éponyme (pp. 214-218). Henri Suhamy insiste sur le fait que non seulement « les personnages de Shakespeare tirent profit du talent de leur auteur » (p. 200) mais encore que « malgré les difficultés et complexité de son style, Shakespeare sait aussi se faire comprendre de tous les publics, en faisant appel à l’expérience familière de chacun » (p. 119). Il n’a pas de message idéologique à apporter, n’en déplaise à certains critiques et metteurs en scène. Il fait mieux, il donne ce que la philosophie allemande appelle une « Weltanschauung », c’est-à-dire une conception de l’homme et du monde qui rencontre l’adhésion du grand public.
Cette universalité de Shakespeare est également mise en évidence dans le chapitre V (« Le barde et sa réputation ») et dans les trois chapitres suivants (chapitre VI : « Sur les scènes et sur les écrans » ; chapitre VII : « Shakespeare et les arts » ; chapitre VIII : « L’industrie Shakespeare »). Porte-parole de toute la nation britannique, Shakespeare passionne le monde cultivé dans son ensemble. Lu, traduit, joué fidèlement ou adapté, mis en musique (environ deux cents opéras et opérettes ont été composés sur des sources shakespeariennes), il inspire aussi les peintres et les sculpteurs. À travers ce génie de la littérature anglaise, imagination et poésie s’expriment pleinement.
Henri Suhamy veut que nous considérions ce travail de synthèse prodigieux comme « une définitive prise de congé » (p. 9). C’est donc avec un pincement au cœur que je referme ce livre de mon ancien maître (préparation à l’agrégation d’anglais au CNTE), de mon cher ami et de mon éminent collègue, en le remerciant de tout ce que ce travail m’a apporté de connaissances et d’aperçus originaux.
Par Jean-Pierre Mouchon
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Henri Suhamy, Shakespeare, Paris, Ellipses, 2018, 443 pages