Lire François Cheng poète français, poète de l’être – Madeleine Bertaud
Le 27 septembre 2017
Ce livre est le troisième qu’après une carrière centrée sur la littérature du XVIIe siècle, notre collègue consacre à François Cheng, né en 1929. À tout authentique poète, il faut un lecteur « diligent ». En l’occurrence, l’effort à fournir était rude : une langue pure, lumineuse, où se rejoignent sans inutile recherche sensibilité et maîtrise, n’aplanit pas l’obstacle d’une vision où se marient indissolublement Orient et Occident. L’ensemble se répartit en cinq chapitres ; deux ajouts de dernière minute attestent l’actualité du travail accompli.
Le premier de ces chapitres ne raconte pas la vie de l’homme que la Chine nous a donné : il ne s’agit pas de rêver sur François Cheng. Les épreuves qu’a traversées l’immigré pendant de longues années : nostalgie, pauvreté, solitude mais aussi passion, étaient autant de conditions favorables au progrès de sa vie intérieure. Elles ont donné naissance à « l’Orphée venu d’ailleurs » dont parle André Velter dans la préface d’À l’orient de tout. M. B. avait traité ce sujet en 2009 (François Cheng / Un cheminement vers la vie ouverte, Hermann. Nv. éd. revue et augmentée, 2011), et il reste présent à son esprit. Mais cette fois, son propos est d’abord à lire en rapport avec notre actualité : devant les échecs de l’immigration, elle a tenu à y présenter un parfait modèle d’intégration. Comment Cheng Chi-hsien a, non sans payer le prix fort, choisi la France et le prénom de François. Il faut croire que ce qu’il avait à faire devait s’accomplir ici. Dès l’adolescence, il se savait poète ; en relevant un « défi insensé », il devint un poète (et, plus largement, un écrivain) français.
Le reste de l’ouvrage est consacré à la pensée du « poète de l’être » dont parle le titre. Celui-ci n’étant pas un philosophe, elle n’est pas matière à exposé : la quête de M. B. la conduit dans la zone même où il la livre, au plus près de son intériorité. En se fondant sur des citations nombreuses, toujours judicieusement choisies et commentées, elle expose, explique, déplie des fulgurances que le lecteur non préparé aurait du mal à saisir. C’est ainsi qu’elle explore les premières expériences de Chi-hsien, sa découverte presque simultanée du beau et du mal (les « deux principaux mystères auxquels nous avons à faire face », p. 130) et leurs conséquences. Sa volonté, née en même temps que sa précoce vocation poétique, de « tenir les deux bouts », donne l’idée du champ de sa recherche, immense : l’homme, sa place dans l’univers, sa la possibilité qu’il a de s’élever.
Non seulement « tenir les deux bouts », mais rassembler dans sa méditation les deux Voies. Fidèle à la spiritualité de ses origines, notamment à la vision taoïste du fonctionnement de l’univers, le poète n’en a pas moins adopté le christianisme, en une conciliation exceptionnelle, voire unique. De fait, le baptême qu’il reçut en sa maturité ne signe pas une conversion mais une « symbiose vivante », toujours à l’oeuvre dans son intériorité. Cette expression ne désigne pas un agrégat d’éléments disparates recouverts d’une couleur uniforme ; à partir de la Voie chinoise, en sa Promesse de pérennité (le Tao = la Voie), et de ce qu’il appelle la Voie christique (voir p. 85 : le Christ a « dévisagé le mal absolu et envisagé le bien absolu », démontrant ainsi « que le bien absolu est possible »), les liens tissés créent ce que M. B. appelle la Voie chengienne.
Dans cette voie, la femme ou, pour employer le langage de François Cheng, le féminin, a une place et un rôle éminents : intimité avec l’univers (elle est « l’âme et la voix de la nature », p. 155) ; aptitude à réparer, à consoler l’homme dans les grandes épreuves ; ressources inépuisables de son amour. De l’ancienne Chine, voici Chun-niang, l’héroïne de Quand reviennent les âmes errantes, que M. B. peint en Joconde parlante ; mais le modèle parfait du « féminin » est la Vierge Marie. L’immigré l’a admirée de bonne heure dans les musées de France et d’Italie, nativités ou pietà qui l’ont sans doute aidé à incarner sa tendresse mariale – rappelons que le saint d’Assise, ce « Grand Vivant » dont il porte le nom et dont il aurait pu être l’élève, était un dévot de l’Immaculée qu’il a dite « sainte, pauvre, douce et belle », les qualités précisément du féminin selon Cheng.
À nouveau, la réalité de la beauté s’impose, et nous attire vers le haut. Au-delà de celle que nous voyons, s’offre à nous cette autre, qui se rencontrera, une fois passé le pont de la mort, dans le second versant du Double Royaume. En 2005, le poète avait avancé avec timidité le mot âme (un mot « qu’on ose à peine prononcer aujourd’hui »). Or il a récemment publié un traité De l’âme : commencée avec les Cinq méditations sur la beauté (2006) et continuée avec les Cinq méditations sur la mort (2013), une trilogie vient de s’achever. Au fil des années, une lente maturation s’est opérée : elle a fondé sa vision ternaire de l’homme (corps-esprit-âme), ainsi que le rôle accordé à la mort (énoncé là aussi en forme de trinômes : vie-temps-mort ou mort-temps-vie). En même temps, elle a donné tout son sens au « cheminement vers la vie ouverte » dans lequel se confondent Voie taoïste et Voie christique : l’Ouvert est « la grande loi de la vie », qui gère tant l’homme que l’univers ; « l’Ouvert, c’est cet espace de l’infini qui n’est pas entravé par la hantise de la mort » (p. 87). Ainsi s’éclairent le phénomène de « résonance » d’âme à âme, qui renvoie le chrétien à la communion des saints, et encore (p. 75) ce très beau quatrain, transposition d’une parole de Gabriel Marcel :
Aimer c’est être
en avant de soi
Aimer c’est dire
« Tu ne mourras pas ! »
Arrivé à cette certitude, Cheng emploie un ton dont M. B. souligne la nouveauté avec une satisfaction visible : contre le dualisme (corps-esprit, ou homme-nature) et le matérialisme qu’il induit, il dénonce la « terreur » qui, depuis les Lumières, règne sur la pensée française, et que perpétuent aujourd’hui la plupart de nos « intellectuels ».
[…] vous aurez vu et su, et vous vous permettez de déclarer avant de disparaître : ‘Il n’y a rien’ ! […] [vous] traitez de haut ce qui est rien de moins que votre origine… (p. 176)
C’est ainsi qu’allant du passé au présent et de l’Orient à l’Occident à la recherche d’une symbiose complexe, Madeleine Bertaud éclaire les méditations qui parcourent l’ensemble de l’oeuvre de François Cheng dans ses divers genres, mais que sa poésie exprime plus et mieux que tout. Elle est le passeur talentueux d’une oeuvre d’exception, qui s’ouvre sur l’éternité.
Par Colette Cazenobe
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Madeleine Bertaud, Lire François Cheng poète français, poète de l’être, Paris, Hermann, 2017, Coll. « Savoir Lettres », 204 pages